Désirs et destinsDésirs et destins rassemble 21 nouvelles appartenant à tous les genres (tendres, cruelles, drôles, fantastiques…) sur l’amour et le désir.

L’appartement était un petit studio meublé dans une rue calme, à l’écart de la grande avenue où il l’avait rencontrée. Elle entra à son signe, quand il eut ouvert la porte.
Une kitchenette, une salle d’eau, des toilettes séparées, une fenêtre donnant sur une grande cour claire… elle fit le tour du regard. Dans un coin, un grand lit portait un drap et une couette.
Dans un sac de supermarché qu’il avait avec lui, il prit un gel douche et lui donna.
« Il y a une serviette dans la salle d’eau » ajouta-t-il avec un sourire.
Elle déposa son grand sac à côté du lit. Elle se déshabilla devant lui et se rendit ensuite sous la douche, en fermant la porte.
L’eau chaude lui coula sur tout le corps et elle en oublia ses déboires. Elle oublia les nuits passées dehors, dans un parc, sous un pont, parfois dans un refuge quand elle n’avait vraiment pas le choix (par grand froid par exemple). Le gel douche moussait entre ses doigts. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait plus eu cette douce sensation, avec l’odeur inspirée d’îles lointaines toujours ensoleillées. Ses cheveux se gorgeaient d’eau. Cela faisait longtemps qu’ils n’en n’avaient plus eu l’occasion. Mais les gestes ne s’oublient pas.
A côté, l’homme attendait et elle sentait sa présence oppressante. Il toussotait de plus en plus fort. Elle s’essuya bien. Ses cheveux restaient humides mais qu’importe.

Quand elle retourna dans la pièce principale, les rideaux étaient tirés. L’unique lampe crochée au plafond, sans même un abat-jour, diffusait une clarté inhumaine aux teintes abominables rappelant une prison, un refuge ou d’autres lieux qu’il valait mieux oublier.
Il lui sourit, lui dit qu’elle était vraiment jolie et lui montra le lit. Elle baissa la tête et alla s’allonger sur le dos tandis qu’il se déshabillait.
Quand il eut fini, il lui donna l’argent promis. Elle le rangea dans son grand sac. Elle se rhabilla et sortit le plus vite possible, le saluant à peine.
Une fois dehors, elle se sentit de nouveau chez elle. Elle se mit à courir comme si elle fuyait le diable. Personne ne la suivait. Personne ne se préoccupait d’elle. Personne ne se préoccupe d’une sans domicile fixe. Même si elle est jeune et jolie.
Enfin, elle arriva dans un parc qu’elle connaissait bien. Le soir tombait et les grilles étaient fermées mais elle savait bien à quel endroit sauter par dessus la clôture. Elle s’installa sur son banc habituel, dissimulé dans un grand buisson. Elle utilisa son grand sac comme oreiller et son manteau comme couverture.
Pour une fois, elle avait beaucoup d’argent pour manger ce soir et les jours suivants mais elle n’avait pas faim. Elle ne voulait pas avoir faim.
Des larmes coulèrent sur ses joues. Une nouvelle étape de sa déchéance était advenue, alors qu’elle croyait être déjà au fond d’un trou qui se révélait chaque jour plus profond.
Elle tenta de se rappeler la mousse du gel douche, la douce caresse de l’eau chaude et d’oublier le reste, cette main ferme lui caressant les seins, cette bouche embrassant son ventre et son cou, ce sexe la transperçant.
Puis elle reprit sa place dans l’avenue. Les passants du quartier la connaissait bien. Ils lui donnaient souvent un peu d’argent. On avait pitié de cette jolie jeune femme. Comment un tel minois s’était-il retrouvé à la rue ? C’était une question que l’on se posait une, deux, au plus trois secondes. Elle était une mendiante, une sous-humaine, un déchet de la société, un presque rien qui ne méritait pas même une question. Lui consacrer trois secondes de conscience était déjà beaucoup. Un jour, on la retrouverait, comme tous les autres de son espèce, morte, gelée par grand froid ou déshydratée par canicule, ou peut-être éventrée par un de ses camarades saouls.
Elle veillait simplement à ne pas être là à l’heure où il l’avait vue. Elle partait alors en promenade. Elle savait qu’elle ne résisterait pas à la tentation.

Elle s’était assoupie. Pourtant, elle ne travaillait pas et n’aurait pas dû être fatiguée. Mais c’était comme ça. Et puis elle s’était réveillée en sursaut. Il était accroupie à côté d’elle.
« Venez » dit-il.
Alors elle se leva et le suivit.
Il y eut la douche chaude, la mousse onctueuse, la serviette moelleuse, la pièce éclairée comme une cellule de prison, le drap blanc, la lampe qu’elle fixait pour s’en abrutir tandis que l’homme s’activait, l’argent qu’elle empocha…
« Attendez » lui dit-il alors qu’elle allait se rhabiller.
Il ne prit pas la peine de remettre un caleçon en se levant. Il se dirigea rapidement vers un grand sac et lui tendit. Elle ouvrit et y trouva un robe adaptée à la saison, quelques culottes, une paire de collants…
« J’ai pensé que vous voudriez aussi laver vos vêtements mais je n’avais pas vos mensurations exactes, alors j’ai fait dans l’approximatif. »
Sans un mot, elle laissa ses hardes par terre, enfila une nouvelle culotte, la robe légère, la paire de collants… Cela lui allait convenablement.
Elle trouva dans le sac un peigne et une brosse à cheveux. Elle les prit en main comme un Templier aurait pu se saisir du Graal. Elle les soupesa dans sa main afin de s’assurer de leur réalité. Puis elle se sentit poussée par un instinct étrange vers la salle d’eau. Elle se regarda dans le miroir.
C’était la première fois qu’elle se regardait dans un miroir depuis… La brosse et le peigne se rappelèrent ce qu’il fallait faire comme un cheval rentre seul à l’écurie quand le cocher a tout oublié. Ses longs cheveux se détendaient sous la caresse. Dans le miroir, la mendiante se transformait en femme. Des larmes coulèrent sur son sourire. Derrière, un homme semblait heureux de la voir.
Il posa ses mains sur les hanches de la jeune femme et l’embrassa dans le cou.
« Pour les chaussures, j’avais regardé la pointure des vôtres. J’ai aussi des baskets neuves pour vous. Elles remplaceront vos chaussures trouées. »
Elle lui adressa alors son sourire qu’elle gardait pour le miroir.
« Merci » dit-elle, simplement.
« Je vous invite à dîner » fut sa réponse.

Elle craignait qu’il ne pose des questions. Entre deux bouchées de lasagnes, elle pourrait éluder, dire des banalités. Elle n’avait pas envie de dire comment elle s’était retrouvée dedans avant d’être dehors, comment tous ses amis et sa famille l’avaient abandonnée et oubliée, comment elle avait fui, comment elle s’était retrouvée là, comment elle fuyait de nouveau la police et ses contrôles, comment elle haïssait ses camarades d’infortune et les fuyait eux aussi avec leurs viols collectifs, leurs vols et leurs combines d’alcooliques dans les refuges, comment elle se méprisait de vendre son corps à un type de passage qu’elle ne connaissait pas…
Il n’avait eu qu’une seule question tandis qu’ils trinquaient avec un cocktail : « voulez-vous me parler de votre passé ? » Elle avait baissé la tête et secoué la tête. « Je comprends » avait-il conclu sur ce chapitre. Et puis ils étaient passés à des considérations diverses, sur la beauté des parcs de la ville, sur le soleil qui revenait…
Les lasagnes gratinées au four réveillèrent ses papilles endormies. Ce n’était qu’une pizzeria, rien de plus. Mais elle ressentait les mêmes sensations que, lorsque dans son adolescence, ses parents lui avaient offert un grand restaurant. C’était pour fêter l’obtention de son baccalauréat. Il n’y a pas si longtemps.
Le mi-cuit était probablement industriel mais elle n’avait plus mangé de chocolat depuis tant de temps qu’elle en eut un rire idiot. Des larmes de bonheur lui montèrent aux yeux, elle se cacha la bouche avec sa main et marmonna un « excusez-moi mais c’est trop bon ».
Il lui prit la main pour la ramener au studio. Ils passèrent la nuit ensemble.

Le studio meublé lui appartenait, comme quelques autres appartements en ville. Il avait fait de bonnes affaires mais sa femme était partie. Il avait du mal à revoir ses enfants. Pour lui, elle était un peu tout ce qu’il avait perdu : une femme, un enfant qu’il faut protéger et gâter, une raison de gagner de l’argent.
Elle avait hésité à accepter d’habiter là, à accepter ses cadeaux. Etre une femme-objet. Etre une femme entretenue. Etre une femme, déjà.
A chaque fois qu’elle ouvrait l’appartement avec sa clé, elle se souvenait du prix qu’il lui fallait payer. Tous les soirs, il venait la voir. Ils dînaient souvent ensemble, sur le bar attenant à la kitchenette. Avec un sourire, un soir, il avait apporté un abat-jour. Elle lui avait parlé de la lampe. Et puis, elle lui avoua que, l’après-midi, elle avait reçu une lettre d’embauche. Maintenant qu’elle avait une adresse, c’était plus facile.
Le soir, elle se surprit à jouir dans ses bras.