Les autresNouvelle issue du recueil Les Autres.

Le soleil allait bientôt se coucher. Jean détacha son cheval de la charrue. Au bout de son champ, il rangea le matériel dans la remise et installa son cheval dans la petite grange, avec une bonne dose de foin. Toute la surface cultivée avait été retournée. Demain, il faudrait planter le blé pour la prochaine récolte.
Il décida de revenir directement au village, en empruntant le chemin de terre. Inutile de faire un détour par la route pavée. Il restait assez de lumière pour passer à côté de la demeure maudite.
De mémoire d’homme, il ne s’était jamais rien passé de gênant à proximité de cette vieille maison, une sorte de petit château bourgeois dont la présence pouvait paraître incongrue au milieu de la campagne. Elle se dressait au milieu d’une cour couverte de gravillons. La cour était encerclée d’un talus surmonté d’arbres, des peupliers pour l’essentiel. Autour du talus, un ancien propriétaire avait planté un petit bois redevenu sauvage avec les siècles. Au delà du bois, il n’y avait que des champs à perte de vue, à peine entrecoupées de chemins, de routes et de haies.
La route d’accès à la demeure maudite se terminait dans le chemin emprunté par Jean. Mais elle tournait suffisamment dans le bois pour que la maison soit invisible sans que l’on s’engage dans la dite route sur une bonne centaine de mètres. Parfois, quelques gamins, par défi ou devoir de désobéissance, l’été uniquement, s’engageaient ainsi pour voir la maison. Mais les plus téméraires savaient faire demi-tour sans jamais avoir foulé les gravillons de la cour. Rapporter quelques gravillons avait même constitué un défi au sein d’une bande. Deux gamins, disait-on, l’avaient fait, près de cinquante ans plus tôt. Seul le curé, à cause de sa charge et grâce à la protection divine, entrait dans le château sans être membre de la famille.

La demeure elle-même semblait pourtant assez bien entretenue. Elle était bâtie de briques et surmontée d’un toit d’ardoises noires, style peu fréquent dans la région où la pierre, le bois et le chaume étaient plutôt choisis pour les maisons traditionnelles. Deux petites tours sur les côtés comportaient trois étages tandis que le reste de la bâtisse, un gros carré, ne s’élevait que de deux niveaux au dessus du rez-de-chaussée.
La maison avait été bâtie par des gens riches selon les critères du pays. Elle datait de plusieurs siècles. Mais la famille qui y vivait connaissait une sorte de malédiction. Du coup, le village n’aimait guère ces gens là. Le curé .baptisait les enfants discrètement, en semaine, à domicile. Les extrêmes-onctions comme les enterrements, les mariages ou tout le reste se faisaient également sur place, dans une petite chapelle aménagée au rez-de-cour d’une des deux tours. Et cela convenait à tout le monde.

Jean arriva au croisement de son chemin avec la route d’accès à la demeure maudite alors qu’un homme en débouchait. Jean accéléra le pas. Il salua poliment le personnage après l’avoir reconnu mais ne l’attendit pas.
L’oncle Arthur était facile à reconnaître et chacun savait qu’il ne pouvait marcher que lentement. Jean eut donc tôt fait de le distancer. Le dit oncle Arthur était l’un des rares membres de la famille maudite à sortir de son domaine pour aller faire les courses ou les démarches nécessaires au village voire plus loin. Il arrivait ainsi qu’il emprunte une calèche pour se rendre en ville. Les autres pouvaient parfois être aperçus dans les bois, rarement au niveau de la lisière, et en général à la tombée de la nuit. Le curé, qui les visitait de temps en temps, revenait souvent bouleversé par ce qu’il avait vu dans la demeure maudite mais ne disait rien.
Que l’oncle Arthur sorte et que les autres n’osent pas, que les gens puissent apercevoir les ombres à la lisière des bois, que le curé soit parfois au bord d’une crise nerveuse en ressortant de la demeure, tout cela concourait à la légende. Mais personne n’avait jamais eu à se plaindre concrètement de la maisonnée. Au contraire, l’oncle Arthur était plutôt généreux en pourboires au bar du village. Les métayers et les fermiers dépendant de la famille vivaient plutôt bien et, tant qu’ils payaient ce qu’ils devaient, la famille maudite gardait des rapports cordiaux avec eux.
On disait que certains mauvais payeurs avaient brutalement disparu du pays. Mais c’était il y a longtemps. On en avait d’ailleurs retrouvé à quelques kilomètres. Ils allaient bien. Enfin, on entend par là qu’ils n’avaient pas été violentés. Ils avaient juste fui précipitamment et refusaient obstinément de dire pourquoi.

L’oncle Arthur marchait donc vers le village ce soir là, un peu tard par rapport à son habitude. Ce n’était plus l’heure de faire les courses. Ses jambes arquées le portaient solidement mais ne lui permettaient pas de marcher vite. Son dos courbé comportait une double bosse, marque de la déformation extrême de sa colonne vertébrale. Et ses longs bras trainaient presque à terre.
Le plus terrible était sa face lunaire où brillaient deux yeux noirs pétillants, entourant un nez énorme, un peu crochu, au dessus d’une bouche au rictus épouvantable même quand elle tentait de sourire. Et, depuis aussi longtemps que les anciens s’en souvenaient, Arthur avait été chauve. Personne ne savait bien quel âge il pouvait bien avoir.
De la même façon, il était difficile de dire de quelle humeur Arthur pouvait bien être. Son rictus permanent pouvait être autant interprété comme un sourire que comme un signe de rage.
Son manteau noir le couvrait entièrement, à l’exception de sa tête toujours nue. De loin, à l’heure entre chiens et loups, on ne voyait donc que cette étrange tête dodelinante au fil d’un pas étrange, lent et peu régulier.

Au bout d’un temps certain, alors que le soleil avait disparu, une lanterne se balançait au bout d’un bras démesuré dans les rues du village. Derrière la lanterne, la face lunaire d’Arthur réfléchissait la lumière de la lampe à huile. Il marchait le plus vite qu’il pouvait.
Enfin, il arriva au presbytère, à côté de la petite église romane du village. Il frappa avec force à trois reprises à la porte de chêne massif.
A l’intérieur, la bonne poussa un petit cri de frayeur. Ce n’était pas une heure habituelle pour rendre visite au curé. Le Père Godefroid était en train d’achever son bouillon avant d’aller se coucher. Il fit signe à sa bonne de poursuivre ses occupations et, d’un pas décidé, alla répondre au visiteur inattendu. Plus jeune, il avait connu l’Afrique et un visiteur du soir ne lui faisait donc pas peur.
« Bonsoir, Arthur. Qu’est-ce qui vous amène à cette heure ? Entrez-donc vous mettre au chaud. »
« Non, merci, Monsieur le Curé. Il faut que vous alliez tout de suite à la maison. L’enfant est né mais nous craignons qu’il ne vive guère. Et nous avons aussi peur pour la mère. »
« Mon Dieu ! Je vais prendre ma carriole. Voulez-vous… »
« Non, merci. Vous savez, mon dos me fait horriblement souffrir dans les cahots d’une carriole. Je rentre de suite à pieds. Bien le bonsoir et merci si je rentre pas assez vite pour vous voir sur place. »
« Je pars à l’instant. »
Le curé referma la porte, avala en une seconde le fond de son bouillon, s’essuya la bouche et prit le matériel de son office dans sa sacoche, autant pour un baptême que pour une extrême-onction et deux enterrements. A bord de sa carriole, il fouetta ardemment son cheval et doubla bien vite Arthur qui rentrait à son allure vers la demeure maudite.

La lumière de la Lune fut bientôt plus grande que celle des lanternes de la carriole. Les hautes maisons du village, qui y faisaient obstacle, laissaient en effet la place aux champs.
Bientôt, la carriole emprunta la route des bois et arriva dans la cour. Une étrange créature attendait le curé en haut des marches de l’entrée, avec une visible grande anxiété.
Elle portait deux têtes vissées sur un même tronc, avec deux bras mais au moins quatre jambes. Parfois, il semblait même qu’il y en avait six ou huit, certaines se repliant sous la large robe noire.
« Bonsoir, Monsieur le Curé » dit une tête.
« Bonsoir Claude et Dominique. »
« Bonsoir, Monsieur le Curé » répéta l’autre tête.
« Arthur m’a dit… »
La première tête ne le laissa pas terminer. Elle entreprit d’expliquer la situation tout en montrant d’un bras une pièce, au rez-de-cour, derrière le grand hall éclairé par le lustre de cristal.
« Ernestine a accouché d’un fils mais cela s’est passé étrangement. Le père, Alfred, lui tient la main, et Gisèle tente de s’occuper de l’enfant. »
Le curé se remémora les étranges êtres qui répondaient à chaque prénom prononcé. Il savait que sa charge lui imposait d’aller les voir et de donner la consolation attendue dans chaque situation.

Le Père Godefroid frappa doucement à la porte. Une voix sifflante répondit d’entrer. C’était celle de Gisèle. Le curé respira un grand coup et pénétra dans la pièce.
L’endroit sentait le savon et le désinfectant. Les lustres avaient tous été allumés et la pièce était ainsi largement éclairée. Dans une cuvette posée sur un guéridon, un linge ensanglanté devait contenir le placenta : un morceau du cordon ombilical pouvait être aperçu.
Dans un lit, Ernestine était allongée, la sueur perlant sur sa peau d’écailles, jaillissant aux jointures. Celle-ci était la seule étrangeté que l’on pouvait voir : le corps était couvert de draps blancs et de couvertures. Alfred ressemblait, lui, à une statue de pierre rouge. Il tenait la main de sa femme et l’inquiétude se lisait dans les effritements de sa figure anguleuse où la mousse tenait lieu de cheveux et de barbe.
Enfin, Gisèle protégeait de ses grandes ailes noires le berceau. Elle chantonnait tout en utilisant l’une de ses pattes crochues pour bercer l’enfant et tenter ainsi de faire cesser les petits cris.
« Ah, Monsieur le Curé… » s’exclama, soulagé, Alfred.
« Mesdames, Monsieur » répondit le Père Godefroid.
Gisèle répondit d’un hochement de tête triste. Ernestine tenta un bref sourire.

Le curé entreprit tout d’abord d’aller baptiser l’enfant. Il se demandait bien quelle horreur il allait découvrir. Gisèle eut un air triste en écartant ses ailes.
Le curé prit l’eau bénite. Il trouva dans le berceau un poupon adorable, à la peau douce, avec deux bras et deux jambes, un visage normal de bébé, une forme humaine… Il eut un bref mouvement de recul dû à la surprise.
« Baptisez-le, Monsieur le Curé, même s’il est étrange » supplia Gisèle.
« Bien entendu. Nulle âme ne saurait se voir refuser le sacrement. »
Le Père Godefroid fit ce qu’il fallait. Gisèle fut choisie comme marraine. Et l’enfant fut nommé Gédéon.
Puis le curé alla au chevet d’Ernestine. Celle-ci voulut tout d’abord comme se confesser.
« Mon Père, je n’ai jamais aimé que mon mari. Et je veux aimer mon enfant. Même s’il est étrange. Dieu m’accordera-t-il cette bénédiction ? De toutes les manières de naître, cet enfant en a choisi une bien bizarre. Mon bas-ventre s’est dilaté et j’ai perdu bien du liquide. Puis l’enfant a jailli en me déchirant les chairs avant qu’une enveloppe ne le suive. »
« Tout se passera bien, c’est ainsi que se font toutes les naissances au village » voulut rassurer le curé.
« Vous voulez dire que notre enfant est… »
« Né normalement et semble bien normal. »
Les parents se turent, sauf pour répondre les paroles rituelles aux prières du curé.

Bien des années plus tard, Gédéon courait dans le village avec ses camarades d’école. Rien de particulier ne le distinguait des autres. Il restait souvent solitaire, lisant quelque livre, s’attirant des moqueries mais rien de plus. On craignait sa famille. Et, malgré son apparence humaine, on se demandait bien quelle serait son étrangeté.
Le Père Godefroid arriva sur le seuil de l’école communale où l’instituteur l’attendait et le salua. Il avait visiblement fait appeler le prêtre. Il se retourna alors vers la bande d’enfants et appela Gédéon.
A l’intérieur, dans la salle de classe, l’oncle Arthur attendait, un peu anxieux. Ernestine donnait tout l’amour qu’elle pouvait à cet enfant mais Arthur avait bien du mal à en faire de même. Gédéon avait beau avoir jailli des entrailles de sa cousine, Arthur peinait à le considérer comme l’un des leurs. Et l’instituteur avait demandé à le voir, en présence du curé qui avait baptisé l’enfant.
L’instituteur amena l’enfant dans la pièce en le tenant paternellement par l’épaule. Tous les adultes s’assirent autour de la table servant de bureau à l’enseignant. Gédéon resta debout, impressionné, même si une chaise semblait lui être destinée. L’instituteur lui sourit et commença à parler.
« Gédéon a réalisé la totalité de son parcours scolaire primaire en un peu plus d’un an et je peine depuis à l’occuper et à lui apprendre quoi que ce soit. Il a commencé à travailler par échanges de courriers avec des professeurs de la ville. Depuis quelques semaines, il échange avec des membres de l’Institut, dans la capitale. Ces sommités peinent à croire que les lettres qui leur parviennent sont écrites par un enfant qui n’a pas dix ans. »
« Ernestine dit toujours que son enfant est très intelligent » soupira Arthur.
L’instituteur sourit et reprit.
« De fait, il est très intelligent. Les messieurs de l’institut envoient ici une délégation pour se rendre compte par eux-mêmes. Elle devrait arriver demain ou après-demain. Si l’enfant répond à leurs espoirs, ils aimeraient l’emmener dans la capitale pour poursuivre son éducation. »
« L’emmener loin d’ici ? » s’étrangla Arthur.
« En effet. Je sais que c’est difficile à décider mais cet enfant est exceptionnel. Il faut cultiver ses talents. »
« Il ne nous aura donc fait qu’attirer des ennuis » se renfrogna Arthur.
« Pas du tout. D’après l’Institut, Gédéon est un monstre d’intelligence qui… »
Soudain comme soulagé d’un poids ancien, Arthur sembla sourire en interrompant l’instituteur.
« Un monstre, vous êtes sûr ? »