Nous sommes des dieuxNouvelle issue du recueil Nous sommes des dieux.

La dernière pierre venait d’être posée. On la glissait de force dans son emplacement. On entendait le mortier excédentaire tomber sous forme de grosses gouttes le long du mur. Il n’y avait plus de lumière, plus la moindre.
Il était impossible, désormais, d’admirer le sarcophage doré à l’or fin qui brillait, quelques heures plus tôt, de mille feux sous le soleil de la vallée. Il contenait d’autres sarcophages, empilés les uns dans les autres. Au centre de toutes ces protections demeurait un corps embaumé. Celui qui, seul, gardait de l’importance ici. L’être qui avait usé de ce corps continuait d’exister pour l’éternité. Il avait besoin pour l’aider dans son voyage des multiples objets disposés autour de lui. Il avait aussi besoin de ses collaborateurs les plus proches et de leur amour, de leur dévotion.
On entendit les ouvriers lisser le mortier, de l’autre côté de ce mur qui avait pris la place de la porte. Ils allaient ensuite reculer jusqu’à la deuxième porte, la murer également en la rendant la plus invisible possible. Puis, ils redescendraient jusqu’à l’accès principal en se fiant à leur mémoire qu’ils ne pouvaient pas effacer, la mémoire de ceux qui avaient construit le cœur du monument.
Alors, ils poseraient la première dalle du sas d’entrée. Ils la scelleraient. Puis, ils se retourneraient vers le soleil. Là, les archers les tueraient pour que meure avec eux la mémoire des lieux désormais interdits. Leurs corps seraient posés là où ils seraient tombés. D’autres ouvriers poseraient alors la dalle extérieure, ensevelissant dans leur œuvre les constructeurs du labyrinthe intérieur.
Ainsi, si des pilleurs venaient, tentés par les richesses contenues dans la tombe, ils seraient ainsi confrontés d’abord aux corps des ouvriers, puis à une dalle bien scellée. Puis viendrait un labyrinthe de couloirs au sein duquel, quelque part, des pierres comme les autres cachaient un couloir secret. Une fois cette première porte découverte, il leur faudrait encore recommencer le même exploit une seconde fois. Et, là, enfin, viendrait l’épreuve d’affronter l’Eternel, l’Immortel, le Fils.

Tandis que les ouvriers achevaient leur œuvre et leur route vers leur destin, les fidèles compagnons de l’Immortel restaient assis. Chacun gardait la place qui lui avait été attribuée, dans un fauteuil de pierre où il pourrait rejoindre le Fils sans que son corps ne tombe spontanément à terre. Chaque regard restait braqué en silence vers le sarcophage doré ou, du moins, l’endroit où se situait le sarcophage doré lorsque le dernier brin de lumière s’était retiré de l’endroit.
Le temps passa. Il devenait plus difficile de respirer pour les compagnons de route de l’Eternel. Les ouvriers étaient loin désormais, sans doute déjà morts.
Le silence fut rompu de quelques pleurs discrets. L’écho empêchait d’identifier l’auteur ou les auteurs du sacrilège.

Assis à sa place, à une extrémité de la rangée de fauteuils, le Grand Prêtre tentait de se remémorer sa carrière brillante. Il avait débuté dans le temple principal comme jeune novice. Puis, petit à petit, il avait gravi les échelons. Il connaissait depuis des années le prix à payer quand on atteint la dernière marche et que meurt un souverain. Cela ne l’avait pas arrêté.
Sa vie allait s’abréger, du moins sa vie terrestre. Il aurait pu le regretter. Mais non, il ne regrettait rien, surtout pas son ambition ou son succès. S’il était resté en bas, dans le petit peuple, il ne serait pas ici, à côté d’un sarcophage, emmuré vivant. Mais il serait sans doute mort depuis des années, moins bien nourri, moins bien soigné, tué par des voleurs ou à la guerre. Non, aucun regret n’était de mise.
Ses mains se resserrèrent autour de l’amphore qu’il avait apportée avec lui. Il la cala bien entre ses cuisses. Puis, avec détermination, il s’attaqua au bouchon de cire encore fraîche. C’est lui-même qui avait rempli l’amphore et l’avait scellée quelques heures plus tôt. La cire s’effritait sous ses doigts. Elle était prévue pour cela. Il fallait juste éviter que des morceaux ne tombent dans le liquide, ce qui empêcherait de boire aisément.
Les pleurs s’étaient arrêtés. Le bruit des doigts arrachant la cire de l’amphore intriguait tous les présents. Le Grand Prêtre acheva rapidement son œuvre. Puis il déclara à voix haute : « nous allons rejoindre notre Souverain. Une gorgée chacun puis vous passez aussitôt l’amphore à votre voisin. Le dernier voyage débutera alors très rapidement. »
Le Grand Prêtre porta l’amphore à sa bouche, absorba une gorgée du liquide amer, grimaça et passa le récipient à son voisin.

Le Vizir savait ce qu’il y avait dans l’amphore. Il connaissait tout ce qui se passait dans le royaume. Evidemment, il connaissait cela aussi. Il savait depuis longtemps qu’il aurait à accomplir ce rituel lorsque mourrait son souverain. Mais, malgré tout, il avait préféré ne pas se démettre quand l’Immortel était tombé si malade que les médecins avaient commencé à préparer le nécessaire d’embaumement.
Il restait le fidèle parmi les fidèles, le Premier Serviteur. Comment trahir en cet instant sublime ? Comment céder une place si durement acquise, même à un vieillard comme son oncle qui le lui avait proposé ? Il aurait pu rester au pouvoir, après cette petite interruption, pour servir le successeur. Celui-ci était encore jeune et une mort naturelle aurait sans doute frappé le Vizir avant le nouveau Souverain.
Mais, non, il n’avait pas pu. Il n’avait consenti qu’à préparer son propre successeur. Il accompagnait ainsi son Souverain en tous lieux, même le Royaume Caché. C’était son devoir.
Il but une gorgée et donna l’amphore à son voisin.

Le général accueillit le lourd objet avec respect. Son devoir lui imposait cet ultime effort. Il ne pouvait pas se cacher qu’il aurait préféré mourir sur un champ de bataille, contribuant par son sacrifice à une victoire décisive de son souverain sur les barbares. D’un autre côté, il savait qu’un général ne meurt que rarement lors d’une victoire. La mort d’un général sur le terrain supposait le plus souvent une défaite.
Alors, non, il ne pouvait que se réjouir d’être là. Il avait offert de nombreuses victoires à son souverain. Il avait vécu pour cela. Et il devait mourir pour cette ultime victoire, celle contre la mort elle-même.
Combattre et vaincre la mort ne pouvait pas se faire avec une épée ou des flèches. On ne pouvait pas la vaincre sur les sables du désert où l’on ne pouvait que la recevoir. Pour la vaincre, il fallait aller sur son terrain. Le général devait mener ce dernier combat, comme toujours aux côtés et pour la gloire de son souverain.
Il but une gorgée et donna l’amphore à son voisin.

La reine reçut la lourde amphore avec un soupir. C’était lourd. Elle dut la ramener contre ses seins pour ne pas la laisser tomber. D’instinct, elle la sera contre elle, comme on sert un enfant, comme on sert un amant. Quelques larmes vinrent se mêler au poison.
Dans cette obscurité, nul ne pouvait plus admirer la beauté de la reine. Et, pourtant, elle avait séduit bien des hommes, sans jamais leur céder. Elle ne pouvait céder qu’à un seul. C’était la règle, sous peine de finir dans un bordel du port.
Non, son destin était au sommet. Bien plus qu’elle n’avait osé l’imaginer alors qu’elle n’était qu’adolescente. C’était le souverain lui-même qui était venu l’admirer. Il avait voulu voir par lui-même la beauté que l’on chantait dans tout le pays. Il avait vu. De ses propres yeux. Le soir même, il l’emmenait dans son palais.
Elle l’avait servi, lui donnant des héritiers, le soutenant comme nul autre sujet ne pouvait le faire. Elle était la seule à pouvoir l’entendre pleurer le soir, couché contre son sein, alors même qu’il devait prendre une décision difficile ou prononcer la mort d’un collaborateur, d’un ami, qui venait de le trahir ou de faiblir.
Elle lui avait toujours été fidèle. Elle l’avait toujours aimé, bien plus qu’un sujet dévoué, bien plus qu’une épouse, bien plus qu’aucun poète ne pourrait jamais le chanter. Elle l’aimerait jusque dans l’éternité.
Elle but une gorgée et donna l’amphore à son voisin.

La Première Domestique reçut le lourd objet de sa maîtresse avec le même respect qu’elle avait toujours pratiqué à son égard. Elle avait accompagné celle-ci dans chaque instant de sa vie de femme, veillant notamment au confort du couple royal lorsque le souverain venait la visiter. C’était notamment sa mission de veiller à enduire la reine des substances nécessaires pour faciliter l’accomplissement de son premier devoir. Puis elle assistait à tout, veillant notamment à recouvrir d’un drap ou de couvertures le couple lorsqu’il avait achevé son devoir.
La servante, parfois, rêvait, seule, sur sa couche, de prendre la place de la reine pour accueillir en elle le phallus royal. Elle chassait bien vite cette idée saugrenue. Elle s’en donnait le fouet lorsque cette idée ne parvenait pas à partir. Elle s’en purgeait avec des herbes. Mais, toujours, cette idée revenait.
Jusqu’ici. Jusqu’à l’instant suprême. Elle ne se jugea pas digne de bénéficier d’un traitement de faveur. Elle attendrait dans l’obscurité que son maître et sa maîtresse l’appellent.
Elle passa l’amphore à son voisin. Elle l’entendit boire. Elle entendit l’amphore passer ainsi de mains en mains après quelques bruits de gorge.
Certains grimaçaient, elle entendait alors un râle de dégoût. Le contenu de l’amphore ne devait pas être bon. Et puis, les uns après les autres expiraient. Le dernier, un serviteur du monarque, conserva l’amphore coincée entre ses cuisses, les mains serrées autour d’elle.
La servante attendait. Elle tentait de scruter dans l’obscurité le sarcophage. Elle tentait de deviner les reflets d’or. Et puis, au delà, elle tentait de percer du regard les couches de métal et de bois. Elle voulait revoir une dernière fois ce corps qui fut le compagnon de ses rêves durant tant d’années.
Alors qu’elle respirait de plus en plus difficilement, elle eut l’impression de sentir l’odeur forte de l’homme que l’Immortel restait. Elle ne put s’empêcher de rêver qu’elle le serrait dans ses bras.