Les cent morts du chatonLes 100 morts du chaton rassemble des nouvelles débutant toutes par les mêmes mots empruntés à Molière.

« Le petit chat est mort » annonça Sashetsoup, non sans tremblement, pour ne pas dire bégaiement.
Vapalatep la regarda fixement, les yeux grands ouverts d’étonnement, bouche bée, comme frappé d’une soudaine paralysie. Mais il ne dit rien. Plus exactement, il n’était pas en mesure de parler tant il fut tourmenté par cette nouvelle. Et il n’aurait, de toutes les façons, pas su quoi dire.
La faible luminosité régnant dans l’appartement privé du Grand Prêtre, juste éclairé par une torche fixée au mur au dessus du parchemin qu’il était en train de lire à voix haute en le psalmodiant, donnait normalement une aura de mystère à l’endroit. Mais cela n’impressionnait plus la prophétesse depuis bien longtemps.

L’absence apparente de réaction du Grand Prêtre eut pour effet d’énerver Sashetsoup qui en oublia sa propre frayeur. Elle en oublia aussi les règles élémentaires du respect qu’elle devait à son supérieur hiérarchique et accessoirement amant, double fonction qui violait toutes les règles écrites et non-écrites régissant l’univers en général et ce temple en particulier.
La prophétesse interpela par conséquent le Grand Prêtre un peu sèchement.
« Oh, t’as entendu ce que j’ai dit ou tu as de l’encens dans les oreilles ? »
Vapalatep fut sorti de son apparente torpeur par cette atteinte à sa dignité. Lui, deuxième personnage du royaume, interpelé de la sorte par une enfant des rues trouvée quelques années auparavant…
« Mais… Comment ce drame a-t-il eu lieu ? »
« Eh bien, il est mort. C’est tout. »
« Comment ça, c’est tout ? »
« Eh bien oui, c’est tout. »
« Mais un petit chat en pleine forme ne meurt pas comme ça. Surtout pas ce petit chat là. Comment est-ce arrivé ? Où est le cadavre ? »
« Pour l’instant, le cadavre est sur le Coussin Sacré, dans le Saint des Saints. Nous sommes les deux seuls à être au courant : j’ai bien disposé le corps du chaton en attendant qu’il soit saisi par la rigidité cadavérique pour que l’on croit qu’il dort, si jamais un imprudent venait à jeter un oeil par delà le rideau blanc. »
« Tu n’as toujours pas répondu à… »
« Ah oui, comment c’est arrivé. Eh bien, ce foutu chaton est simplement mort d’une crise cardiaque, voilà ce qui est arrivé. Je l’ai vu venir se promener auprès du chantier de la nouvelle salle. Je voulais le récupérer quand une pierre est tombée du haut d’une colonne juste devant lui. Bang. Il est mort de peur. J’ai vite ramassé le corps et je l’ai pris dans mes bras en le caressant pendant que les ouvriers m’insultaient en me disant de ne pas rester sur le chantier, que c’était dangereux… Je leur ai rétorqué que le Chat Sacré voulait voir l’avancement du chantier, qu’il était satisfait de leur travail, tout ça… »
« Et tu as embarqué le corps discrètement. »
« Voilà. »
« Personne ne s’est aperçu de rien ? »
« Personne. »
« Et il est mort ? »
« Indubitablement. Quand je l’ai posé, il était froid. »
« Que Bastet nous griffe ! Que va-t-on faire ? »
« C’est toi le Grand Prêtre… »
« Et le pèlerinage qui commence dans trois jours… »
« Il nous faut trouver un autre chat. »
La proposition fit hurler Vapalatep.
« Mais ce n’est pas n’importe quel chat ! C’est la réincarnation de la Chatte Sacrée, elle-même réincarnation de la Chatte Sacrée précédente et cela depuis la Première Incarnation de Bastet elle-même. »
« Arrête tes conneries, tu veux bien ? Garde ce genre de bêtises pour les pèlerins, le pharaon, sa cour, les copains des autres temples moins bien pourvus… »
« Changer de chat suppose une cérémonie avec embaumement du précédent. Nous avons déjà présenté ce chaton à la cour. Nous ne pouvons pas le changer comme ça. »
« Je te rappelle que nous sommes les deux seuls au courant de la mort de ce chaton. Il suffit d’en trouver un autre qui lui ressemble. Personne ne saura jamais rien. »

Vapalatep avait beau ne pas vraiment croire à l’existence des dieux, il leur devait son gagne-pain et veillait par conséquent à ne pas les vexer directement. On ne sait jamais. Il se demandait parfois si Sashetsoup n’était pas une succube venu le séduire pour le perdre. Mais, sur sa couche, la nuit venue, il oubliait ses préventions et s’adonnait sans retenue aux plaisirs qu’elle délivrait généreusement.
Chaque jour, il craignait mille malédictions des dieux qu’il trompait et auxquels il désobéissait. Il se souvenait qu’il avait reconnu comme prophétesse une fille aux seins lourds qu’il avait eu l’occasion d’apprécier. Elle remplaçait avec bonheur et talent la vieille Kouptahoup, une garce frigide et castratrice qui lui causait les pires tourments et à laquelle il convenait de bien cacher les petites sorties discrètes et nocturnes. Il avait commis ce sacrilège par peur de perdre Sashetsoup. Personne ne savait qu’il avait déjà partagé sa couche. La mère de la diablesse elle-même aurait juré qu’elle était vierge comme une feuille de parchemin qu’aucun scribe n’aurait approché. En réalité, elle avait été largement initiée comme il convenait pour satisfaire les marins des bordels du port. Mais discrètement. Elle lui avait confié qu’elle envisageait, avant de le rencontrer, d’entrer dans la carrière des prostituées, une fois qu’elle aurait atteint l’âge légal pour abandonner ses parents. Une fois dans les petits parchemins du Grand Prêtre, d’autres perspectives d’avenir s’étaient soudain ouvertes à elle.
Alors Vapalatep s’infligeait de nombreux rituels de purifications et de mortifications. Mais, le soir venu, il commettait de nouveau de nombreux pêchés… Dire que la prophétesse aurait pu être sa fille voire peut-être sa petite fille !

Pour l’heure, Vapalatep semblait un peu dépassé par la situation. Reconnaître que le petit chat était mort d’une crise cardiaque, c’était semer le doute sur sa divinité donc sur son fonds de commerce. De l’autre, changer de chat en dehors de toute cérémonie, de tout rituel…
Il fallait d’abord qu’il vérifie les dires de  Sashetsoup. Un tel drame remettait de fait en cause la foi qu’il était censé défendre. Qu’il ne la partage pas était un détail mais, tout de même, le Grand Prêtre voulait avoir une bonne raison de s’avouer son impiété.

Quittant sa position accroupie, il se leva brutalement et saisit Sashetsoup par un poignet avant de l’entrainer avec lui dans les couloirs du temple. La femme protesta contre la brutalité de son amant mais, d’un autre côté, qu’il fasse preuve d’un peu de virilité n’était pas pour lui déplaire. Elle aurait juste préféré que ce soit un peu plus tard dans la nuit. Le Grand Prêtre avait en effet une certaine tendance à s’endormir un peu tôt. L’effet de l’âge sans doute. Heureusement, il y avait de jeunes prêtres tout à fait fringants dans l’enceinte du temple. Ca compensait.
Tous les prêtres d’ordre inférieur étaient partis collecter les dons volontaires et généreux dans les environs. Le Grand Prêtre et la Prophétesse purent donc se glisser jusque dans le Saint des Saints tout à fait discrètement.
De fait, le petit chat était bien mort. Il était froid et déjà en partie rigide. Le prêtre examina le pelage parfaitement noir sans la moindre imperfection. Aucune blessure. Sashetsoup n’avait donc probablement pas menti. Mais jamais Vapalatep ne pourrait s’enquérir d’un témoignage pour confirmer ou non l’histoire qu’elle avait racontée.
La prophétesse commençait à trouver le temps long alors que les autres prêtres ne tarderaient pas à rentrer.
« Alors, qu’est-ce qu’on fait ? »
Le Grand Prêtre reposa calmement le chaton sur son coussin et se releva avant de répondre.
« Il nous faut un nouveau chaton. D’un âge comparable, au pelage parfaitement noir, et suffisamment domestiqué pour qu’on puisse l’habituer à vivre ici alors même que son territoire n’était pas là. Il faudra sans doute trouver une manière de l’enfermer un certain temps. »
« Bah, je le nourrirai et le soignerai : tu vas voir qu’il va rester. »
« Nous ne pouvons demander aucune aide. Ni à un prêtre, ni à un laïc. Tout doit demeurer secret. »
« Toi, il faut que tu diriges la prière de ce soir. Je m’en occupe. »
Vapalatep eut l’impression qu’on signait son arrêt de mort en entendant Sashetsoup mais, d’un autre côté, il fut soulagé de voir sa maîtresse prendre les choses en mains. Une fois le dossier réglé, il conviendrait sans doute de la faire disparaître pour la faire taire définitivement. Il y avait des poisons qui ne laissaient pas de trace. Il suffirait alors de poser le corps sur la Grande Dalle et de choisir une nouvelle prophétesse sous l’inspiration de Bastet. Une bien belle cérémonie.

Tandis que le soleil descendait à l’horizon,  Sashetsoup retrouva les gestes de son adolescence, quand elle quittait discrètement la maison de ses parents pour se rendre sur le port. L’ombre furtive qu’elle était devenue se glissait avec aisance entre les bâtiments du temple puis des maisons bourgeoises et enfin des bâtisses du port.
Là était son domaine véritable. Elle le savait. Elle connaissait le moindre recoin de ces bas-fonds de la ville. On y trouvait des amants vigoureux. Plus efficaces pour satisfaire ses désirs que ce gros plein de soupe et d’indécision qui servait actuellement de Grand Prêtre. Elle avait repéré un jeune prêtre ambitieux qui pourrait faire l’affaire. Sur sa couche, il était efficace. Il fallait juste se débarrasser de Vapalatep. Il y avait des poisons qui ne laissaient pas de trace. Il suffirait alors de poser le corps du Grand Prêtre sur la Grande Dalle et de choisir son amant pour le remplacer, sous l’inspiration de Bastet bien entendu. Une bien belle cérémonie.

Une maisonnette de pêcheur au toit plat attira soudain l’attention de Sashetsoup. Elle avait entendu un miaulement sur le toit. Si Bastet était à ses côtés… Enfin, façon de parler, bien entendu, Bastet n’existant pas…
Se rappelant comment elle avait déjà échappé à plusieurs reprises à son père ou à ses frères, elle s’accrocha au toit à la seule force de ses doigts puis projeta ses jambes à la même hauteur. Elle gardait la forme malgré la nourriture trop abondante du temple. En quelques instants, elle fut sur le toit.
Et un petit chat noir la regardait en hésitant entre la peur et le défi. Elle sortit alors de sa tunique une tête de poisson qu’elle avait emportée pour lui faciliter la tâche.

Vapalatep avait réussi à dissimuler son stress durant les cérémonies vespérales. Mais l’absence de Sashetsoup commençait à l’inquiéter. Il regagna ses appartements privés comme si rien de spécial ne se passait. Il souhaita une bonne nuit aux prêtres qu’il croisa sur le chemin.
Il la trouva sur sa couche. Souriante. Mais cela ne réussit pas à le rassurer. Peut-être même au contraire.
Puis il entendit un petit miaulement et une tête de chaton jaillit de la tunique de la prophétesse.
« Alors, il est mignon, n’est-ce pas ? »
Vapalatep se retrouva il ne sait comment à genoux devant sa maîtresse en train de caresser l’animal. Ce chaton semblait tout à fait satisfait.
« Je lui ai donné du poisson et du lait. Je crois qu’il a compris qu’il aurait la belle vie ici. »
« Mais il sort d’où ? »
« Comme tout ton bonheur, mon cher : du port. »
Grimaçant, Vapalatep n’apprécia guère la plaisanterie. Même si le baiser que la prophétesse hilare posa sur son crâne rasé aurait dû le réjouir.

Ils eurent de la chance : le chaton trouva le Coussin Sacré à son goût une fois qu’on l’eut débarrassé de son prédécesseur décédé. Un peu de lait dans la Soucoupe du Don acheva de convaincre le chaton.
Pas de doute : les deux chats se ressemblaient tout à fait. Même Vapalatep le reconnut volontiers. Bastet soit bénie !
Sashetsoup soupira de dédain quand le Grand Prêtre veilla à enduire le nouveau chat des huiles de foie de poisson sacrées et à lui faire boire un peu du sang de son prédécesseur, le tout en récitant les mélopées traditionnelles. Au moins, la transmission s’était déroulée selon les rites.
Il emmena ensuite le cadavre de chaton dans les sous-sols du temple, le vida convenablement, le bourra des épices appropriées et scella une urne contenant son petit corps. Tout le rituel avait été discret mais opéré. Bastet ne pourrait rien reprocher à son Digne Serviteur en dehors d’un léger mensonge pour éviter que le peuple ne remette en cause sa foi et donc les dons aux temples.

Le nouveau chat était parfait à tous points de vue. Il adorait être l’objet du culte, recevoir les offrandes, s’asseoir sur un coussin en plein soleil en entendant les prières… Vapalatep ne douta pas un instant que Bastet -si elle existait- avait béni son action.
Jusqu’au moment où une femme du port approcha de l’autel pour déposer trois poissons. Le chat se leva pour honorer l’offrande. Du moins, c’est ce que pensa d’abord Vapalatep. Mais Sashetsoup ne put, elle, réprimer une grimace de terreur.
Le chat ignora les poissons pour venir se frotter entre les jambes de la femme. Celle-ci resta interdite et seuls le grand prêtre et la prophétesse l’entendirent murmurer « c’est incroyable ce que l’Incarnation me fait penser à Lithot qui a disparu depuis trois jours… »
La prophétesse proclama alors : « Bastet veut cette femme à son service. »
Vapalatep loua silencieusement l’intelligence de sa maîtresse. Si cette femme restait là, parmi les domestiques, le chat y resterait aussi.