Les cent morts du chatonLes 100 morts du chaton rassemble des nouvelles débutant toutes par les mêmes mots empruntés à Molière.

« Le petit chat est mort » gueula triomphalement le chef de la troupe.
Dressé au sommet d’une estrade, la tête haute, il dominait la foule des siens. Il savourait l’instant d’apothéose de son existence tandis que les cris de joie déferlaient de l’attroupement à ses pieds. Oui, il les avait menés à l’accomplissement de leur destin. Il n’avait plus un regard pour le petit cadavre qu’il avait remué dans tous les sens pour s’assurer de la réalité de sa mort. De telles vérifications étaient pourtant inutiles : comment un tel assemblage éclaté de viande aurait-il pu encore respirer ? On s’était acharné sur le petit corps. Avec sadisme. Avec dévotion. Chacun avait voulu donner sa contribution au décès, à la destruction, de l’Ennemi. Même lorsque cela ne fut plus du tout utile.

Oui, le petit chat était bien mort.
L’annonce officielle scellait l’accomplissement. Elle était rituelle, rien de plus. Personne n’était dupe. Tout était terminé depuis qu’on l’avait retrouvé. Une patrouille ordinaire. Il ne s’était pas suffisamment méfié. Il avait échappé aux grandes battues mais, là, quelques individus bien entrainés étaient passés assez inaperçus pour le repérer, s’approcher et le capturer. Et le tuer. Ils avaient alors rapporté le corps déjà bien abimé à leur chef. Toute la Cour s’était jeté dessus. Leur maître avait dû tout stopper d’un hurlement terrifiant qui les avait tous paralysés. Il avait convoqué le Peuple. Il fallait qu’il reste quelque chose à montrer avant qu’on se débarrasse de ces quelques kilogrammes d’abomination et d’horreur.
En fait, son sort était déjà réglé depuis quelques semaines. Depuis que les autres avaient été éliminés. Ce chat était le dernier de son espèce. Dès lors, l’élimination totale n’était plus qu’une question de temps.

Le Chef savoura les hurlements de triomphe jusqu’à leur dernière goutte. Il les laissa décroitre sous l’effet de l’épuisement. Enfin, il y eut le silence, le silence de la foule admirative, le silence de la foule exténuée, le silence de la foule en transe.
Puis le chef se pencha vers le cadavre du chat, s’en saisit et le jeta dans les airs, droit devant lui. Un peu de sang perla et goutta en pluie sur les participants les plus proches de la tribune. Toutes les têtes suivirent d’instinct ce qui n’était plus qu’un morceau de viande inerte dans son voyage aérien. Quelques secondes. Rien de plus que quelques secondes. Mais chacun fut persuadé, plus tard, quand il raconterait la scène, que le cadavre avait tournoyé, tournoyé, tournoyé… comme sous l’effet d’une terrifiante magie.
Il n’avait pas touché terre. Il fut attrapé, déchiré, dispersé, anéanti, avant cela.

La foule se dispersa, repue, satisfaite. C’était terminé. Leur quête était achevée. Le monde était sauvé. Leurs maîtres étaient vengés.

Le chef descendit de sa tribune quand tout fut calme. Il voulait être certain que la joie ne dégénèrerait pas. Sa présence, à elle seule, suffisait en général à garantir la discipline. Ce fut d’ailleurs le cas.
Rassuré, il quitta le tribune et se dirigea vers chez lui.
Les Anciens se rassemblèrent derrière lui et le suivirent. Lorsqu’ils ne purent plus être vus, tous les leurs s’étant dispersés au travers des ruines de ce qui fut une splendide cité, le chef stoppa et s’adressa aux Anciens.
« Eh bien, que voulez-vous ? »
« Ne crois-tu pas qu’il faudrait rendre grâce ce soir ? » lui répondit l’un des doyens.
« Oui, tu as raison, il le faut. Mais je vais d’abord saluer mon épouse et mes enfants. »
Les anciens s’entre-regardèrent. Le plus âgé d’entre eux opina. Tous donnèrent leur accord.
« Nous t’attendrons devant chez toi. Ne te presse pas : à notre âge, nous pouvons bien attendre un peu. »
Le chef inclina la tête pour remercier.

Ils marchèrent ensemble jusqu’à l’abri tenant lieu de demeure au chef. Selon les critères du moment, c’était un palais. Mais, en fait, ce n’était qu’un trou dans le sol, couvert d’une dalle de béton mais tout l’intérieur était cimenté. Situé sur une butte, il était sec même quand il pleuvait. Un vrai luxe.
Et il n’était qu’à quelques mètres de la Demeure des Maîtres. Nul ne contestait que cet endroit devait être le foyer du chef de la tribu.

Son épouse vint le saluer humblement lorsqu’il pénétra, seul, dans sa maison. Elle avait de la chance : avoir été choisie par le chef, bénéficier de sa protection et de sa richesse. Et il était bon mari. Ses enfants l’aimaient bien aussi. Oh, bien sûr, personne n’aurait pu jurer qu’il n’y avait pas de bâtard pas ici ou par là. Mais qu’importe. Cela faisait aussi partie de ses obligations de chef, pour marquer sa prédominance.
« Bonjour ma mie »
« Bonjour mon mari. Alors, tout est terminé ? »
« Oui, le dernier est mort. C’est fini. »
« Ah. »
« Tu sembles contrariée en ce jour de fête. »
« Non, pas contrariée. Je suis heureuse que ce soit fini, enfin. Mais je suis inquiète. »
« Inquiète ? »
« Maintenant que la Chasse est terminée, comment la tribu va-t-elle rester solidaire et disciplinée ? »
« Je vois ce que tu veux dire. J’y ai pensé moi aussi. Mais nous avons d’autres préoccupations. Il nous faut chasser, survivre. Nous avons d’autres ennemis, même si aucun de ceux là n’est l’Ennemi Absolu. »
« Tu as raison. Je m’inquiète pour rien. »
« Je suis venu te saluer et t’annoncer la nouvelle rapidement. Les Anciens… »
« Ils ont raison. Va. Suis les, mon mari. Fais ton office. »

Les anciens furent surpris de le voir aussi vite ressortir. La plupart s’étaient assis mollement sur le sol devant le palais du chef. Ils se levèrent prestement en voyant le chef reparaître.
La petite troupe se remit en marche. Elle n’avait pas loin à aller. Le chef s’allongea sur le sol devant la Porte de la Demeure des Maîtres. Les Anciens s’assemblèrent en silence derrière lui, formant une sorte de demi-cercle.
Au milieu de son groupe, le doyen des Anciens poussa soudain un hurlement. Sa signification s’était perdue dans les âges. Mais c’est ainsi que l’on prévenait les Maîtres que la Porte devait être ouverte.
Quand le doyen se tut, le chef se leva et avança jusqu’à la Porte de Bois. Un étroit volet la perçait dans sa partie inférieure. Seuls les adultes parvenant à franchir ce passage étaient autorisés à concourir pour être le Chef. Celui-ci n’était donc pas à proprement parler le plus fort de toute la tribu ou, en tous cas, le plus massif. Mais le rôle de chef comprenait des rituels à opérer dans la Demeure et il fallait donc pouvoir y entrer.

Humblement, le chef franchit le seuil de la Demeure des Maîtres. Le volet céda sous sa pression mais se mit à osciller dès que le chef fut passé. Il grinçait affreusement. Bien des adultes avaient peur de ce grincement et, ajouté aux superstitions ayant cours dans la tribu, cela limitait de fait le nombre de candidats au poste de chef.
Respectant les règles à la lettre, le chef s’essuya avec précautions chaque membre sur le tapis situé derrière la porte. Il s’avança vers l’intérieur sombre. Il jeta un regard derrière lui pour s’assurer qu’il était bien assez pur et qu’il ne laissait aucune marque de terre sur le sol.
Il fut alors rassuré et se laissa habiter par la sérénité de l’endroit.
Il se souvenait que, tout petit, comme tous les autres, il avait peur de cette Demeure. Elle dominait l’endroit où la tribu s’était réfugiée. Elle appartenait jadis aux Maîtres auxquels sa race avait prêté serment de fidélité bien des millénaires plus tôt.
Mais, devenu adulte, il avait franchi le seuil pour le rite de passage. Dès qu’il fut à l’intérieur, il ressentit le calme. Il fallut que l’Ancien le rappelle pour qu’il daigne ressortir autant de sa rêverie que de la Demeure.
Dehors, tous avaient compris que quelque chose lui était arrivé dans la Demeure. Il était transformé. Il devint chef presque sans avoir à lutter. Son aura avait impressionné tous les autres candidats.
Son prédécesseur devint un Ancien parmi les autres tandis que ses enfants rejoignaient le reste de la tribu. Il était rare qu’un fils succède à son père.
Le  chef craignait ce moment où il lui faudrait céder la place. C’était la Loi pourtant. Mais cet endroit lui manquerait.

Le chef chassa ses pensées inappropriées en secouant la tête. Il avança dans le couloir, laissant sur sa droite l’escalier montant à l’étage. Ce n’était pas là qu’il se rendait cette fois. Il parvint, au bout de quelques mètres, au salon.
Une odeur d’humidité envahissait la vaste pièce. Les tentures sur le mur sentaient de plus en plus le moisi. Le chef savait que, en l’absence des maîtres, un jour ou l’autre, la Demeure s’écroulerait. Ni lui ni aucun des siens n’étaient capables de réparer cette demeure.

Le salon était caractérisé par la présence d’une vaste cheminée devant laquelle il y avait un fauteuil de velours rouge. D’autres meubles, notamment d’autres fauteuils ainsi que des chaises, parsemaient la pièce mais seul ce fauteuil là comptait vraiment, celui face à la cheminée.
C’était le Fauteuil du Maître. Pas celui d’un Maître quelconque mais celui du Maître, celui que l’on ne désignait que comme cela, au singulier.

Le chef leva la tête vers le manteau de la cheminée. Il y avait là, bien qu’un peu défraichie, une vieille photographie. On y voyait un homme et une femme avec deux enfants, un garçon et une fille. Tous souriaient. Aucun ne savait encore, lorsque la photographie fut prise, quel funeste destin les Ennemis leur réservaient.
Bien que sa race ait depuis toujours tenté d’éloigner les Ennemis des Maîtres, ceux-ci -surtout les femelles- continuaient de penser que les Ennemis étaient amicaux. Jusqu’au jour où la Maladie apportée par les Ennemis fut une évidence, où les maîtres moururent par milliers, jusqu’à disparaître de la surface de la planète.

Le chef regarda avec dévotion la photographie puis le fauteuil. Il se saisit des deux pantoufles près de la cheminée et les apporta auprès du fauteuil, comme si un maître allait les utiliser.
Puis il s’allongea sur le tapis au pied du fauteuil, se grattant sa truffe humide d’émotion avec une de ses pattes tandis que sa queue trahissait sa joie d’être là en s’agitant en tous sens.