L’Aïd al-Adha (« la fête du sacrifice ») ou Aīd al-Kabīr (« la grande fête ») est célébrée, cette année, par les musulmans du soir du vendredi 8 juillet 2022 au soir du mardi 12 juillet. Cette fête, la plus importante du calendrier musulman, célèbre le non-sacrifice d’Isaac par Abraham. Le patriarche préféra en effet tuer un mouton.

En mémoire de ce geste, l’un des fondements de l’Alliance entre les hommes et Dieu, les bons musulmans doivent sacrifier à leur tour un mouton. Les Juifs célèbrent l’événement en même temps que l’année nouvelle, Roch Hachana, en ouvrant dix jours de repentance qui cesseront avec Yom Kippour (le Grand Pardon). Chez les Chrétiens, le sacrifice de Jésus va prendre la place de celui d’Isaac et la plus grande fête être de ce fait Pâques.

Mais pourquoi ce geste d’Abraham est-il si important ? En quoi constitue-t-il une rupture ?

Pour cela, il faut revenir trois à quatre mille ans en arrière. Les Hébreux constituent l’une des nombreuses tribus sémitiques, nomades ou semi-nomades, qui peuplent le Moyen-Orient. Malgré quelques nuances, il y a une culture globalement commune à toutes ces tribus, notamment sur le plan religieux. En particulier, la règle est celle de la monolâtrie. Les Hébreux n’ont donc qu’un seul dieu. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas d’autres dieux, raison pour laquelle Yahvé est un dieu jaloux comme c’est mentionné dans le Décalogue. Cette monolâtrie concerne un baal par tribu. Chaque tribu a son baal et on doit lui rester fidèle (et pas se tourner vers un autre dieu comme celui représenté sous la forme d’un veau d’or par exemple).

Parmi les règles de cette monolâtrie, il y a le sacrifice humain, plus exactement le sacrifice du premier né mâle de chaque famille. Ce serait faire une grande offense au baal de la tribu que de refuser de sacrifier son premier fils. Cette coutume a horrifié les Romains alors qu’elle perdurait chez les Carthaginois, Carthage étant une cité sémitique, ce que l’on oublie parfois. Cette pratique du sacrifice du premier-né mâle a cessé progressivement, comme les autres sacrifices humains, quelques siècles avant Jésus-Christ. Avant de pousser de hauts cris, rappelez-vous que Iphigénie fut sacrifiée par Agamemnon, son père, juste pour une histoire de vents qui devaient tourner. Les sacrifices humains étaient jadis très fréquents et jugés tout à fait normaux.

Revenons à Abraham et Isaac. Abraham est chef de tribu. Mais il n’a pas d’enfant avec sa femme Sarah. Les années passent. Il décide d’engrosser une servante de sa femme, Agar. Ainsi naît Ismaël. Je passe les péripéties diverses. Ismaël n’est pas un fils légitime, donc il n’est pas sacrifiable. Mais, alors que Sarah est âgée, elle enfante finalement Isaac. Voilà donc un fils légitime. C’est le premier, il doit donc être sacrifié. Mais Abraham sait bien que, s’il perd ce fils, vu l’âge avancé de Sarah, il n’en aura sans doute pas d’autre.

Voilà le dilemme : respecter la coutume et tuer son fils probablement définitivement unique ou bien briser la coutume.

Abraham va choisir de briser la coutume. Dès lors, il abolit, pour sa tribu, les sacrifices humains. Est-il le premier à le faire dans la région ? Peut-être. Ce qui est sûr, du moins si l’on suit le mythe biblique, c’est qu’il change vite de lieu. En effet, ne pas sacrifier son fils est une grande offense faite au baal (Yahvé en l’occurrence, même s’il n’a pas encore ce nom). Par conséquent, ce refus pourrait bien déclencher une colère du dit baal qui retomberait sur tous les habitants de la région, incitant donc les autres habitants à sacrifier eux-mêmes Isaac (et Abraham et Sarah au passage, pour faire bonne mesure).

Que ce serait-il passé si Abraham avait respecté la coutume ? J’en fais l’objet d’une nouvelle dans « Les derniers seront les premiers« , sous la forme d’une querelle d’héritage une fois Abraham mort. Il est quasiment certain, aussi, que les Hébreux n’auraient pas eu de singularité et se auraient continué à se mélanger aux autres tribus sémitiques. Leur souvenir serait sans doute autant perdu, aujourd’hui, que celui de ces autres tribus.