Les cent morts du chatonLes 100 morts du chaton rassemble des nouvelles débutant toutes par les mêmes mots empruntés à Molière.

« Le petit chat est mort » affirma l’oncle en se lissant les moustaches.
Derrière la gravité de l’aveu, on sentait tout de même la satisfaction voire le soulagement.
« Ohhh » firent les enfants en le regardant, les yeux ronds.
La mère jaillit. Elle sépara sa progéniture de son beau-frère sans cacher l’antipathie qu’elle éprouvait à l’égard de celui-ci. « Vous ne devriez pas dire des choses pareilles. Ils vont encore rêver toutes les nuits du chaton et faire des cauchemars. »
« Je vous dis que le petit chat est mort » affirma de plus belle l’oncle, une pointe d’agacement dans le ton.
Mais la mère ne s’en laissa pas compter : « et d’abord, qu’en savez-vous ? »
« Je l’ai vu, de mes yeux vu. »
La mère tenta de bafouiller une réponse. Les mots s’emmêlèrent dans sa bouche.
L’oncle poussa son avantage. « Alors, cette fois, vous ne dites rien, ma chère ? » Il s’amusait de la soudaine impossibilité de son adversaire à articuler le moindre argument. Il méprisait cette mégère qui avait eu la sombre idée de se faire engrosser par son frère aujourd’hui décédé.
« C’est impossible » finit-elle par hurler.
« Puisque je vous dis que je l’ai vu. »
« Vous mentez. »
L’oncle soupira en levant les yeux au ciel. Mais la mère fusilla du regard son beau-frère. Elle avança suffisamment pour le forcer à reculer de plusieurs pas. Dans un coin, les enfants se terraient. Aucun enfant n’aime voir des adultes s’entre-déchirer devant eux. Devaient-ils prendre partie pour leur mère ? Certes, elle était leur mère. Mais l’oncle semblait tellement sûr de lui… Et puis jamais il n’avait menti. Alors que, parfois,  leur mère avait été obligé de reconnaître que, « pour les protéger », elle ne leur avait pas dit toute la vérité. Comme sur la mort de leur père, par exemple.
« Vous mentez » répéta la mère.
Mais l’oncle retrouva soudain assez de vigueur pour contre-attaquer.
« Voulez-vous des détails ? »
« Non, des mensonges détaillés sont de plus gros mensonges encore. Je ne veux pas de détails mais des preuves. »
« Des preuves ? » sourit l’oncle.
« Oui, des preuves. »
« Bien. Je vais vous en amener. »
L’oncle partit sur un rire gras, un rire presque dément. Il sortit de la pièce en continuant de rire. Il se moquait, parodiant la mère et répétant sans cesse : « des preuves ! »
Quand la voix de l’oncle eut disparu dans le lointain, la mère se retourna vers ses enfants pour les consoler contre ses seins.
« Ne vous inquiétez pas. Nous allons déménager. Nous allons partir loin d’ici. Vous ne le verrez plus. Il cessera de vous embêter avec ce chaton mort. »
Les enfants n’osaient pas l’interrompre. Ils n’osaient pas lui dire qu’ils ne voulaient pas partir, qu’ils aimaient leur oncle comme leur nouveau père. Après tout, c’était tout ce qu’il restait de leur famille.

L’oncle était revenu, triomphant. Les enfants lui jetaient de temps en temps un regard de remerciement et d’admiration. Ils avaient si faim. Ils mangeaient à pleine dents le saucisson. L’oncle -qui avait déjà mangé en route, dit-il- en avait juste pris un morceau, au centre.
Restée d’abord dans son coin, boudeuse, la mère avait dû rabattre sa fierté. Elle aussi avait l’estomac dans les talons. Et elle avait commencé à manger du saucisson, non sans suspicion. Elle jetait des regards noirs à l’oncle de temps en temps. Elle ne pouvait pas se résoudre à admirer celui-ci comme elle avait admiré son mari, le père de ses enfants. Et son mari avait échoué à la nourrir, elle et ses enfants. Pourquoi son frère y parviendrait-il ? Par bravade de sa part, pour montrer qu’il valait bien le père des enfants ? Pour revendiquer de l’épouser ?
La famille n’avait pas encore fini que l’oncle disparut de nouveau en riant. Il fut rapidement de retour avec du fromage puis, à l’issu d’un nouveau voyage, avec un autre saucisson.

Pour la première fois depuis longtemps, la petite famille était largement rassasiée. Les enfants dormaient sur un tas de paille, se tenant chaud mutuellement. L’oncle préférait le parquet et ronflait. La mère, elle, tentait certes de ne pas faire de bruit pour ne réveiller personne, mais ne parvenait pas à dormir.
Comment savoir si l’oncle avait raison ? Il fallait qu’elle aille voir par elle-même. Et s’il avait menti ? Ne ferait-elle pas le jeu de son beau-frère en laissant les enfants sans défense à côté de lui ? D’un autre côté, le doute la rongeait plus surement qu’un acide.
Elle regarda ses enfants assoupis. Puis l’oncle qui ronflait. Elle disposait sans doute des quelques minutes pour en avoir le coeur net. Elle respira un grand coup et sortit.

Elle courut à travers la cuisine. Le soleil se levait et son éclat commençait à éclairer l’endroit. Le coussin du chaton était vide. La mère s’arrêta pour regarder autour d’elle. Il n’y avait aucune trace du chaton.
Sortant dans la véranda, elle aperçut le garde-manger à l’ombre d’un épais mur qui délimitait un appentis, aujourd’hui annexé à la véranda et ayant perdu sa propre porte. Il y avait un trou dans la porte grillagée. C’était le seul moyen d’accéder au contenu : le garde-manger était verrouillé par un cadenas. Le travail de l’oncle, sans doute. On pouvait voir, à l’intérieur, qu’il restait encore des saucissons.
Mais où était le chaton ?

D’abord, elle vit une tuile éclatée sur le sol de la cour. Elle sortit examiner la chose de plus près. C’est alors qu’elle fut interloquée par la présence incongrue d’un râteau étalé de tout son long, perpendiculairement au mur. Enfin, remontant le regard le long du manche, elle aperçut le chaton, empalé sur les griffes du râteau.
Maîtrisant son haut le coeur, elle remonta les yeux le long du mur. Elle vit la tuile manquante et les deux autres légèrement déplacées, suffisamment pour tomber au premier choc ou à la première cavalcade d’un chat sur le toit.
L’oncle avait-il réussi là où le père avait échoué ? Il prétendrait sans doute qu’il avait lui-même entrainé la chute du chaton. Peut-être était-ce vrai. Peut-être n’avait-il finalement que constaté le décès, qu’il ne s’agissait que d’un banal accident.
Elle avait vu son mari mourir au milieu de la route, rattrapé par le vieux matou. La voiture était arrivé une seconde trop tard. Le matou était mort mais il avait eu le temps d’assassiner celui qui avait ourdi le piège. L’appât était le comploteur sacrifié.
Quand le drame était arrivé, elle était enceinte. Les enfants étaient nés après, dans une période de disette.
A peine le vieux matou avait-il été découvert mort qu’un jeune chaton était arrivé, plus vif, plus alerte, remplaçant l’expérience par la dextérité.
La famille n’aurait, une fois encore, que peu de temps de répit. Elle devait faire des provisions.

S’aidant de sa queue comme balancier, elle grimpa jusqu’au garde-manger. Pénétrant par le trou dans le grillage, elle traina dans sa gueule la ficelle rouge, emportant avec elle un saucisson. Elle ne put s’empêcher de laisser sur place, sous le coup de l’émotion, une petite crotte ronde qui signerait sa culpabilité.