Les autresNouvelle issue du recueil Les Autres.

« Je ne comprends pas vraiment le rejet dont je fais l’objet alors que je fais tout pour m’intégrer. »
Le docteur Simon Friend n’était pas à l’aise. Il comprenait bien pourquoi le patient allongé dans son divan provoquait une telle réaction de rejet. Il le comprenait d’autant mieux qu’il ressentait une profonde répulsion pour cet individu. Ce n’était pas déontologique. Il devait se raisonner. Un patient est un patient.
Comment l’aider ? Lui dire la vérité ? Cela pouvait être autant salutaire que destructeur. Avec douceur, peut-être… Et le mucus qui dégoulinait de la gueule béante sur le tapis n’était pas là pour simplifier les choses.
« Il faut que vous compreniez que tout être humain a un rejet naturel de ce qui lui est étranger, de ce qui est différent. »
« Mais pourquoi rejeter la différence alors que d’elle naît un réel enrichissement mutuel ? »
« Vous avez raison, bien sûr, mais vous exprimez un raisonnement logique s’adressant aux centres nerveux intellectuels supérieurs. Le rejet est un phénomène naturel bien plus profond, issu de l’inconscient, des strates les plus profondes du psychisme. »
« Ne pouvez-vous donc pas contrôler ces tendances malsaines ? »
« Dans une certaine mesure, bien sûr que si. Mais la tendance sera toujours là. En tant que thérapeute, mon devoir est de vous aider à vivre avec la réalité, à vous en accommoder et à savoir trouver votre place dans notre société. Nul ne peut changer le monde ou les caractéristiques fondamentales des psychismes des autres. »
« Oui, je comprends ce que vous voulez dire. Le monde idéal n’existe pas, n’est ce pas ? »
« Complètement exact. »
Simon Friend se sentit soulagé. Son patient semblait bien réagir. Avec un peu de chance, il pourrait s’en débarrasser. Il allait falloir qu’il trouve une façon hypocrite de faire comprendre à son confrère Ernest Lejeune qu’il aurait pu garder son étrange patient. Depuis leur conversation téléphonique où ce patient avait fait l’objet d’une véritable transaction, il n’avait plus eu de nouvelle de ce confrère et ami. En particulier, Ernest Lejeune avait été absent au dernier dîner des Anciens de la Faculté de Psychologie.
Certes, Simon Friend avait obtenu de son confrère que celui-ci reprenne une cliente difficile, une fan de la première heure du chanteur australien Bill Posters. Mais, d’un autre côté, une fan de Bill Posters ne pose pas ses six pattes griffues sur le cuir du divan. Difficile de dire qui avait gagné dans la transaction entre thérapeutes. Mais Simon Friend commençait à espérer que c’était lui.
A plusieurs reprises, la gueule intérieure du patient allongé avait commencé à sortir d’entre les mâchoires externes avant de se rétracter. Le patient hésitait à parler. L’une de ses pattes avait également caressé avec douceur la longue protubérance post-cranienne. Un signe de réflexion, sans doute.
Les petits yeux sombres profondément enfoncés au dessus de la mâchoire externe supérieure, de part et d’autre des orifices respiratoires, se tournèrent vers le thérapeute. De fait, c’est toute l’étrange tête qui se tourna car les yeux semblaient être incapables de le faire. Ils ne disposaient pas non plus de paupières.
« Je vous remercie, docteur. Je pense que je progresse. Vous êtes mon dixième psychanalyste depuis mon arrivée sur cette planète et je crois que, pour la première fois, je vais mieux dès la première séance. »
Sacrebleu. Simon Friend appréciait habituellement qu’un patient lui dise à quel point il était un excellent thérapeute. Mais, en l’occurrence, il aurait préféré que celui-ci ne se sente pas à l’aise en sa compagnie et cherche un onzième psychanalyste au plus tôt. Vite, une hypocrisie.
« Je suis heureux que vous vous sentiez mieux, cher monsieur. »
« En fait, il vaut mieux dire madame, docteur, si j’ai bien compris les subtilités de votre langage. »
« Oh, excusez-moi. »
« Ce n’est rien. »
La créature fut debout si rapidement que Simon Friend en fut surpris. Les pattes arrières s’étaient repliées vers le thorax puis le patient s’était déplié vivement, les pattes touchant alors le sol avant que le reste du corps ne se redresse dans la foulée en profitant de l’élan. Il fallait aussi admettre qu’il ne s’agissait pas d’un patient mais d’une patiente.
Il est vrai que la gracieuse rotation opérée en n’enfonçant que très modérément les griffes de ses pattes dans le plancher dénotait une certaine féminité. La patiente se tourna donc vers le thérapeute en se penchant pour que ce qui lui tenait lieu de visage fut à la hauteur des yeux de l’humain. Au delà de la politesse, cela répondait à un problème purement pratique : un corps de près de trois mètres de haut ne pouvait pas entrer totalement déplié et debout dans une pièce où le plafond se situait à moins de deux mètres cinquante du sol.
Le mucus, qui semblait jouer un rôle essentiel dans le bon coulissage de la gueule intérieure entre les mâchoires externes, dégoulinait sur le pantalon du psychanalyste. Simon Friend se força à ne pas bouger et à conserver une expression neutre. Après tout, ce n’était pas pire que ce patient qui lui vomissait sur la chemise à chaque séance. Sauf l’odeur, peut-être.
La gueule intérieure s’avança et la patiente reprit la parole avec douceur tout en fouillant dans un replis de peau de son abdomen, une sorte de poche marsupiale.
« Je suis heureuse d’avoir fait votre connaissance, docteur. »
« Tout le plaisir fut pour moi, madame. »
La créature sortit de sa poche un porte-monnaie d’un style désuet. Elle l’ouvrit avec douceur en faisant jouer deux de ses griffes de sa patte antérieure gauche puis saisit à l’intérieur les billets de banque pour régler le thérapeute. D’une patte, elle lui tendit l’argent tandis qu’une autre rangeait le porte-monnaie dans la poche d’où il venait.
« Merci » répondit sobrement Simon Friend.
La patiente fit une nouvelle rotation et commença à se diriger vers la porte. Elle aperçut alors le paquet qu’elle avait déposé en entrant.
« Oh, j’allais oublier, docteur. Je tenais à vous remercier autrement qu’avec de l’argent. »
Elle se saisit du paquet, l’ouvrit avec précautions et en retira quelque chose d’ovoïde qu’elle déposa sur le tapis. L’objet mesurait une cinquantaine de centimètres de hauteur et semblait être couvert d’une sorte de cuir très proche, tant par la couleur que par la texture, de la peau de la créature. De plus, la chose était animée d’une pulsation régulière. Enfin, elle comportait à son sommet comme un orifice fermé d’où suintait un mucus très semblable à celui dégoulinant entre les mâchoires de la patiente. Simon Friend s’abstint de toute remarque même s’il se demandait quelles injures allait encore subir son pauvre tapis.
« Mais que dois-je faire de cela ? »
« Ne vous inquiétez pas : il saura quoi faire tout seul. »

Sans plus de commentaire, la créature ouvrit avec délicatesse la porte et sortit. La patiente avançait rapidement sur ses puissantes pattes postérieures, à peine gênée par la nécessité de se plier pratiquement eu deux pour circuler dans des couloirs destinés aux humains. La secrétaire médicale la salua avec politesse malgré un sourire crispé.
Simon Friend regarda par la fenêtre la créature monter dans une sorte de véhicule qui occupait la plus grande partie de la pelouse. Elle prit place dans une sphère dont elle avait commandé l’ouverture d’une manière inconnue. Une fois la patiente repliée dans la sphère, celle-ci se referma. La sphère en elle-même était bien petite mais ne constituait que le centre du véhicule. De part et d’autre étaient fixés de grandes ailes courbes et épaisses d’environ le tiers du diamètre de la sphère.
Sans un bruit, le véhicule s’éleva dans les airs. Aucun moyen de propulsion apparent ne s’était pourtant mis en route. Le seul signe que quelque chose devait se passer, malgré tout, était la teinte de l’herbe qui tourna assez vite au jaune.
Dès que le véhicule se fut élevé lentement à une vingtaine de mètres d’altitude, il s’illumina brutalement et atteint presque instantanément une vitesse prodigieuse. En quelques secondes, le vaisseau avait disparu dans le ciel.
Simon Friend se pinça. Il eut mal. Il ne rêvait donc pas. Et il sentait son pantalon humide du mucus malodorant. Il se retourna vers l’intérieur de son cabinet et aperçut alors la chose posée sur le tapis.

La chose était toujours animée d’une pulsation au rythme de laquelle s’échappait un peu de mucus par le sphincter supérieur. Simon Friend vint examiner de plus près la chose. La dernière chose qu’il vit fut la brutale ouverture du sphincter. Ce qui jaillit de l’oeuf fut trop vif pour que le psychanalyste en ait conscience assez rapidement.

Dans son vaisseau s’éloignant de la Terre, la créature songeait tristement. Il allait être compliqué d’envahir cette planète sans provoquer une réaction de rejet de la part de la population humaine. Tous les psychanalystes qu’elle avait consultés avaient tenu à peu près le même discours.
Pourtant, il fallait bien pouvoir approcher suffisamment les humains pour les inciter à s’offrir aux œufs. Certes, on pouvait compter sur la curiosité des humains qui ne pouvaient pas s’empêcher de regarder au dessus de l’ouverture des œufs. Mais il ne serait pas toujours aussi simple de remettre un œuf à un humain seul dans une pièce. Et faire la tournée de tous les psychanalystes de la planète risquait de prendre du temps. Sans compter que, à la fin, la disparition progressive de cette catégorie de population allait bien finir par éveiller des soupçons.
Et puis, autre chose gênait la créature. Elle ne voulait pas la mort de tous les psychanalystes. Du moins pas tout de suite. Elle devait d’abord comprendre comment convaincre Steve Gournay de l’aimer. Depuis que cet humain l’avait croisée, la créature en était follement amoureuse.
Mais cet amour à sens unique semblait impossible. Elle devrait peut-être lui offrir un œuf à lui aussi avant de se forcer à l’oublier. Ce serait plus sage.