Dérive Mortelle

La crise écologique, qui aboutit au constat désormais largement reconnu du réchauffement climatique, est avant tout une crise de l’énergie (même si ce n’est pas uniquement cela). L’énergie est au coeur des activités humaines et, donc, au coeur de l’économie. C’est tellement fondamental que les révolutions industrielles sont classiquement associées à des transformations de l’énergie dominante. La première révolution industrielle est ainsi basée sur le charbon et la vapeur, la deuxième sur le pétrole, la troisième sur l’électricité. Or l’enjeu actuel est de « décarboner » la production énergétique. Deux grandes options s’offrent à nous : le nucléaire et les énergies dites renouvelables (ENR).

Or les enjeux réels derrière ce choix sont rarement compris. La passion l’emporte sur la raison. Les choix sous-jacents (les a-priori même) ne sont le plus souvent pas mentionnés. Cette question, je l’ai abordée dans mon roman « Dérive mortelle » et j’aimerais partager avec vous quelques réflexions.

Ceux qui ont lu « Dérive mortelle » savent que je ne suis guère partisan du nucléaire. Cependant, j’admets que, dans un premier temps, pour assurer une transition, cette technologie est sans doute un moindre mal. Qui dit moindre mal dit mal mais c’est sans doute mieux que les centrales à charbon. Pourquoi est-ce donc un mal ? Commençons par là. Nous regarderons surtout le nucléaire actuel, dit « nucléaire de fission« . Je reviendrai ponctuellement sur le « nucléaire de fusion » qui a beaucoup moins d’inconvénients mais qui n’est pas, actuellement, au point.

Bien entendu, le premier risque auquel chacun pense est celui lié à un dysfonctionnement entrainant un incident majeur avec dispersion de matériel radioactif. Tous les nucléocrates diront que c’est aujourd’hui impossible, du moins en France. Or, comme disait Napoléon, « impossible n’est pas français ». A chaque nouvel incident dans le monde (Three Miles Island, Fukushima…), on s’aperçoit qu’il y avait un trou dans la raquette. On s’empresse de minimiser et de combler ce trou. Malgré toutes les précautions prises, le dysfonctionnement quasi-intentionnel (comme Tchernobyl) voire l’attentat (en provoquant volontairement un Tchernobyl bis) reste une possibilité. Et on n’oubliera pas l’acte de guerre (comme en Ukraine). Un risque, même infiniment peu probable, avec une telle gravité ne peut pas être ignoré. Malgré tout, ce n’est pas le point essentiel de mon argumentaire.

Partons du principe que tout va bien, qu’il n’y aura aucun incident indésiré. Le problème du nucléaire de fission commence dès l’origine : pour fonctionner, une centrale nucléaire à fission a besoin d’uranium. C’est un minerai. Rare. Pour alimenter les centrales nucléaires, il faut donc disposer de mines, creuser, purifier, transporter l’uranium, etc. Les mines sont situées dans des pays géopolitiquement fragiles, donc l’alimentation est susceptible de s’interrompre brutalement. Et, bien entendu, l’extraction, le transport et le traitement sont tout sauf neutres du point de vue environnemental. Il est donc faux de dire que le nucléaire de fission est une énergie propre (même si elle moins sale que d’autres). De ce point de vue, le nucléaire de fusion est nettement plus propre puisqu’il suffit de récupérer des isotopes de l’hydrogène (deutérium et tritium) dans n’importe quel océan par électrolyse de l’eau de mer.

Ensuite, une centrale nucléaire est une grosse machine à vapeur. L’énergie de fission ou de fusion est utilisée pour chauffer de l’eau, la vapeur ainsi créée servant à faire tourner des turbines. De l’eau est ensuite utilisée en grande quantité pour refroidir la machinerie. La consommation d’eau est donc colossale. Ce n’est pas trop gênant auprès des côtes (sauf que l’eau chaude rejetée réchauffe localement l’océan) mais réellement dramatique quand on utilise de l’eau des rivières. Au point que, en période de canicule et de sécheresse, les centrales situées à l’intérieur des terres sont souvent arrêtées. La continuité de l’alimentation électrique est donc bien en danger.

Enfin, autre risque bien connu, les fameux déchets nucléaires. Ces déchets ne concernent que le nucléaire de fission. Le nucléaire de fusion (qui reste expérimental aujourd’hui) ne produit que de l’hélium. Ce gaz est très intéressant pour fabriquer, par exemple, des dirigeables et est totalement neutre chimiquement. Donc on ne peut pas dire que ce soit un déchet ou qu’il constitue le moindre danger. Les déchets radioactifs du nucléaire de fission restent, eux, pour les pires, dangereux durant des milliers voire des millions d’années. Personne ne peut garantir la stabilité géopolitique du monde sur de telles périodes de temps. Ces déchets pourraient constituer des armes stérilisant des régions entières pour des millénaires (ce que l’on nomme des « bombes sales »).

Sous réserve d’une alimentation régulière en uranium et en eau, une centrale nucléaire a cependant un gros avantage : c’est une production d’énergie pilotable. Elle permet donc de répondre instantanément à toute demande en énergie. Elle permet donc d’appliquer le principe de base du réseau électrique actuel : la tension stable. Dans les faits, il y a de petites variations mais, en gros, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, il y a de l’électricité à 220V dans les prises de toutes les maisons et de tous les bureaux.

Mais ceux qui ont lu « Dérive mortelle » savent que ce principe est, en fait, générateur de risque. Dans le roman, des terroristes envisagent de faire sauter simultanément plusieurs lignes à haute-tension, ce qui aurait pour effet de faire sauter tout le réseau électrique. En temps de guerre, faire sauter quelques lignes à haute-tension par bombardement aboutit au même résultat. De ce point de vue, le risque associé à tout type de centrales (nucléaires ou non) est le même.

L’alternative, ce sont donc les énergies dites renouvelables. Par définition, il s’agit d’une énergie exploitant un phénomène naturel qui se reproduit en dehors de toute volonté humaine. A l’exception de la géothermie et de l’énergie hydraulique qui peuvent être, en une certaine mesure, pilotables, les énergies renouvelables produisent de l’énergie indépendamment des besoins. Ce sont des sources d’énergie non-pilotables. Cela implique d’avoir une sorte de « tampon » entre production et consommation, un stockage intermédiaire.

Alors, certes, les énergies renouvelables ne sont pas nécessairement parfaitement propres. Il faut fabriquer des panneaux solaires, des éoliennes, etc. puis les implanter. Les éoliennes, en particulier, font pousser de hauts cris car elles prennent de la place et, surtout, font du bruit. Le point le plus critiqué de ces énergies est en fait le stockage intermédiaire, les batteries. La fabrication de ces batteries est aujourd’hui très polluante. Mais, bizarrement, depuis que des recherches importantes sont menées, les progrès sont rapides. Les technologies de stockage progressent vite et sont de moins en moins polluantes.

Les nucléocrates pointent un élément rédhibitoire selon eux : comment stocker l’énergie nécessaire à une ville de centaines de milliers d’habitants durant des jours ? La question est tout simplement stupide. Avoir de telles batteries a autant de sens que de créer une éolienne avec des pales de plusieurs kilomètres.

Rappelez-vous le risque induit de toute forme de centrale : la fragilité du réseau. Le stockage doit donc être au maximum local, au plus près de la consommation. Et la production aussi. Comme cela, en cas de coupure de réseau, la consommation peut continuer le temps de la réparation. Et, surtout, on peut produire ultra-localement une partie de l’énergie (panneaux solaires sur les murs d’immeubles par exemple). Dans la pire des hypothèses (une destruction totale et longue du réseau), il resterait donc toujours une portion d’énergie disponible pour un fonctionnement dégradé des points de consommation. Avec une production exclusivement centralisée (nucléaire ou non), ce fonctionnement dégradé est impossible : tout s’arrête.

Deuxième conséquence de ce choix : la fin du dogme du réseau à tension continue. Quand il y a production, le réseau est sous tension, quand il n’y a pas production (pas de vent, pas de soleil…), le réseau n’est pas sous tension. Et cela n’a aucune importance : c’est le stockage local qui est important. Du coup, il faut simplement que, en moyenne, la production suffise à remplir la batterie pour que tout marche correctement.

Bien entendu, les changements induits par une telle mutation vers les énergies renouvelables et la décentralisation du stockage sont colossaux et vont nécessiter du temps, sans oublier quelques progrès techniques. Durant ce temps, le choix du moindre mal sera sans doute nécessaire. A condition, cependant, de se souvenir qu’il s’agit d’un moindre mal et pas d’un bien.