Apotheosis - Les hommes-dieux

Il est de bon ton, parmi certains, et à l’image de quelques anglo-saxons ignorants, de se moquer du Minitel pour glorifier Internet. Moi qui ai imaginé Emenu, je vais vous expliquer pourquoi ces moqueries sont inadéquates. Je vais en profiter pour vous reparler d’Emenu, le « successeur d’Internet » (ou plutôt du web), que l’on retrouve dans plusieurs de mes romans, principalement Carcer et Apotheosis.

Pour cela, il va falloir commencer par le début et expliciter la notion de « couches ». Cela évitera de confondre Minitel et Transpac, Web et Internet, etc. Puisque l’on parle d’ « autoroutes de l’information », il est assez courant de prendre une image routière. L’objectif est d’aller d’un point A à un point B. Pour cela on va utiliser des routes ou bien des chemins de fer sur lesquels vont rouler des véhicules.

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Certains véhicules appartiendront à celui qui se déplace, d’autres seront loués, d’autres enfin seront fournis dans le cadre d’un service global, avec chauffeur. L’infrastructure est la route ou la voie de chemin de fer et vous avez des couches par dessus. Que vous utilisiez un taxi, un bus, un train, vous utilisez un service qui va reposer sur des outils techniques (wagon et locomotive, voiture, etc.). Vous pouvez aussi posséder votre propre voiture. Internet et le Minitel reposent sur les mêmes principes mais avec des choix différents, comme prendre un train ou un autocar. Rentrons maintenant dans les détails.

Au départ, vous avez des lignes de communication, essentiellement du câble téléphonique auquel s’ajoute aujourd’hui de la fibre optique. C’est la base de l’infrastructure de communication. Internet et le Minitel reposent sur deux logiques différentes qui ont leurs avantages et leurs inconvénients. Les deux ont été mises au point en France (cocorico…), par, d’une part, Louis Pouzin et l’IRIA pour le datagramme et la transmission par commutation de paquets (travaux repris ensuite par Vinton Gray Cerf) et, d’autre part, par le Centre national d’études des télécommunications (CNET) pour la commutation de circuits appliquée à la transmission de données.

Le téléphone, classiquement, depuis Alexander Graham Bell, repose sur de la commutation de circuits. Vous avez une seule ligne qui va, à la manière des aiguillages du chemin de fer, se connecter à des lignes à chaque fois uniques. Lorsque la communication entre un point A et un point B est établie, elle utilise une et une seule voie. Celle-ci est clairement identifiée, fiable et sécurisée. Le Minitel et le réseau qui le sous-tend, Transpac, utilisent ce principe. Dans les années 1970, la fiabilité et la sécurité ont été jugées essentielles en France qui fait donc ce choix.

Aux Etats-Unis, ce ne sont pas des opérateurs téléphoniques qui imaginent le réseau de communication électronique mais l’armée. Et l’armée n’a que faire de la fiabilité au sens civil. Son problème est de résister à une attaque nucléaire et donc d’être résiliente et de savoir s’adapter à la destruction d’une partie conséquente des installations. Bref, l’armée américaine veut un système adaptatif et résilient. Or la commutation de circuits n’est ni l’une ni l’autre : si vous bombardez le câble utilisé, la communication est coupée. Point final.

Internet va donc faire le choix de la commutation de paquets. Il existe x routes possibles pour aller d’un point A à un point B. Ces routes sont multiples et le plus redondantes possibles. Vous prenez votre information, vous la découpez en petits morceaux, vous faîtes de petits paquets et vous les envoyez au hasard par les différentes routes possibles et disponibles. Si un espion récupère ou détruit un paquet ou même une route, ce n’est pas grave : il n’a, au plus, qu’une partie infime de l’information, partie non-significative. A l’arrivée, s’il manque un paquet, un système d’accusé de réception va permettre de demander qu’une copie soit envoyée par une route disponible au hasard. C’est la raison pour laquelle, sur Internet, avec le protocole TCP/IP, il y a toujours du trafic de données dans les deux sens : le message principal d’un côté (par exemple le téléchargement d’une vidéo) et les accusés de réception de l’autre.

Au passage, d’où vient le nom « Internet » ? Il provient de inter-network. En effet, le principe est celui d’une multiplication de réseaux locaux qui sont reliés par un méta-réseau. Si un réseau local est détruit, cela n’impacte pas les autres réseaux locaux. Résilience à une attaque nucléaire, quand tu nous tiens…

Différentes expérimentations vont être menées dans le monde pour différents réseaux de communication. Les Etats-Unis seront les seuls à faire le choix de la commutation de paquets.

Si Transpac et Internet reposent sur des logiques radicalement différentes, Minitel et web se rejoignent tout de même sur un principe : celui du client-serveur. D’un côté, il existe un serveur de données, de l’autre un terminal qui va aller chercher ces données. Il y a donc une hiérarchie entre les machines présentes sur le réseau.

Fondamentalement, le Minitel est un truc d’opérateur téléphonique. Il utilise des lignes téléphoniques pour qu’un terminal appelle, par un numéro ou un code, un serveur identifié par le dit opérateur grâce à un annuaire centralisé, maîtrisé et contrôlé par l’opérateur. L’opérateur peut donc être le garant de l’identité de chaque personne à chaque extrémité de la ligne. Sécurité et fiabilité sont les maîtres-mots.

Internet est un truc d’informaticien hippie. Personne ne contrôle personne. C’est volontairement le bordel. Pourquoi ? Parce qu’un niveau central de contrôle est forcément un point de fragilité. Si une puissance hostile s’empare ou détruit le point central de contrôle, votre système est anéanti. Avec Internet, les militaires se sont réconciliés avec les hippies. Il y a donc des annuaires répartis qui se répliquent entre eux en espérant que personne ne vienne perturber ces mises à jour ou substituer un annuaire corrompu à un annuaire légitime : c’est le principe du DNS (Domain Name Server) d’Internet.

Fiabilité et sécurité contre adaptabilité et évolutivité : ce choix se retrouve à chaque couche. Par exemple, le Minitel est un terminal conçu une bonne fois pour toute, sans aucune mise-à-jour, un peu comme un bon vieux téléphone fixe qui doit pouvoir fonctionner des dizaines d’années. Certains connecteurs sont plaqués or pour garantir leur inoxydabilité. Personne ne peut corrompre ou pirater un Minitel simplement parce qu’il est physiquement impossible d’y modifier quoi que ce soit. A l’inverse, un ordinateur personnel utilisant un navigateur pour aller se balader sur le web…

Choix politique majeur, le Minitel a été généralisé en France, seul pays au monde ayant ainsi généralisé très tôt la société de l’information. De ce fait, lorsqu’Internet s’est généralisé dans le monde, la France a résisté : elle disposait d’un outil fiable, parfaitement opérationnel, maintenu à faible coût, totalement sécurisé, d’usage simple, présent dans pratiquement tous les foyers… Mais, quand Internet a progressé au point de devenir intéressant, la bascule a été aisée : les Français étaient habitués à s’envoyer des messages, à commander en ligne, etc. Pour les utilisateurs, Internet a été une mise à jour d’un outil déjà maîtrisé. Dans d’autres pays, il a fallu convertir les équivalents locaux de madame Michu, chose qui avait été faite aux forceps en France vingt ans plus tôt, sous l’autorité de l’Etat et de l’opérateur téléphonique public monopolistique.

Quand j’ai imaginé Emenu, j’ai d’abord imaginé la couche de service, l’équivalent du Minitel ou du Web. La couche infrastructure n’est pas évoquée dans les romans. C’est pourquoi il est plus juste de voir dans Emenu un successeur du web que d’Internet en tant que tel. Emenu reprend une logique apparue au début des années 2000 sur les réseaux grand public : le pair-à-pair. Dans cette logique, il n’y a pas un terminal d’un côté et un serveur de l’autre mais deux machines de même niveau qui vont jouer tantôt le rôle d’un serveur, tantôt celui d’un terminal.

Pour le fun, l’interface reprend une logique de monde virtuel en 3D. Ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel, c’est que chaque utilisateur va stocker sur son propre ordinateur des données qu’il va partager avec des gens selon des critères qu’il choisit. Il va aussi disposer de son propre annuaire d’identités et décider à quels autres annuaires il va ou non faire confiance. Je vous invite à relire la description complète d’Emenu sur le présent site et, bien sûr, à relire Carcer et Apotheosis.

Bonne lecture !

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